Œuvre mélancolique et touchante, Être Cheval pourrait paraître sensationnel ou grotesque sur le papier – un ancien prof, père d’une jeune fille, qui part s’entraîner chez un taxidermiste cowboy de Floride pour devenir un cheval -, pourtant le réalisateur de ce documentaire opte pour une approche intimiste, sensorielle, sondant l’âme d’un personnage écorché et terriblement humain. Une immersion totale dans des paysages mentaux et physiques troublants. Un des grands rendez-vous de l’édition 2016 de l’Étrange Festival.
L’argument : Karen, professeur retraité de 50 ans et père d’un enfant, souhaite devenir cheval. Il est pony-player : comme des dizaines de milliers d’autres à travers le monde, il porte sabots, crinière et queue, et se laisse dresser aux rennes ou en carriole. A travers cette quête, il questionne l’humanité même, les différences de genre, il explore la vie, l’amour et la nature. Être cheval est une invitation poétique où la vie et le rêve fusionnent, les frontières se dissolvent et la beauté émerge.
Notre avis : C’est le genre de film rare qui vous entraîne dans un univers insolite et sans crier gare vous tire une larme et vous laisse bouleversé devant l’écran noir quand il s’achève.
Pourtant, c’est un documentaire, dont le sujet avait l’air plutôt délirant, voire absurde, mais d’emblée le réalisateur Jérôme Clément Wilz impose une poésie, nous fait ressentir les matières, filme la nature marécageuse du Sud des États-Unis avec lyrisme et la reprise sous forme baroque d’un chant traditionnel des Appalaches (« Black is the Color of my True Love’s Hair ») finit définitivement de nous emporter loin, toujours plus loin.
Ayant bénéficié d’une diffusion confidentielle sur France 4, le film peut enfin être redécouvert grâce à l’Etrange Festival au Forum des Images de Paris ou au Fifigrot à Toulouse. Suscitant soit la passion soit le rejet chez les spectateurs, le film impressionne et ne peut laisser indifférent.
Basé essentiellement sur un entraînement qui suit le personnage de Karen en Floride avec Foxy, un chasseur d’alligator taxidermiste, le récit sonde son âme, mais pas à travers des interviews ou des mots, mais plus par le biais de regards, de silences. Les quelques monologues apportent bien sûr une dimension émotionnelle de par le caractère écorché de ce personnage révolté, solitaire et meurtri (au sens littéral et métaphorique) en quête d’une transcendance pour échapper à ce qu’elle nomme un « monde pourri ».
Le vrai sadomasochisme, selon Karen, c’est la souffrance d’accepter l’humiliation des patrons ou d’aller mendier pour de l’argent, toute cette « normalité » aliénante.
Son approche du pony-play, pratique originellement liée à un fétichisme érotique, ne comporte aucune dimension sexuelle. Elle même n’a pas eu de relations depuis quinze ans, malgré son passé hétérosexuel et son statut de père.
Ce qui l’intéresse c’est la liberté que cela procure de devenir animal, une liberté acquise par « l’apprentissage de la faiblesse », mais aussi en se fantasmant être autre chose, les risques sont grands, comme elle l’explique, et une part de santé mentale s’échappe à chaque fois.
Son approche totalement articulée et sincère fait de Karen un être d’une grande sagesse, une rebelle au regard triste que l’on a envie de suivre encore après que le film ne s’achève.
Sensible et original, Être Cheval crée l’émotion de par sa volonté de dépasser une réalité qui pourrait paraître ridicule afin de l’amener vers le sublime. Jérôme Clément Wilz, le jeune réalisateur, nous a dévoilé dans l’entretien à suivre, son envie de faire un autre film avec Karen, et nous ne pouvons cacher notre impatience.
Le film est né avant tout d’une rencontre ?
Jérôme Clément Wilz : Je tournais un autre documentaire pour Paris Première à Berlin. Je savais que j’avais envie de parler de pony play, c’était une thématique qui m’intéressait. J’ai alors rencontré une dresseuse berlinoise qui m’a présenté Karen Chessman. Finalement j’ai rencontré Karen à Paris et ça a été comme un coup de foudre. On s’est immédiatement compris et je me suis dit que j’avais la matière pour mon prochain film.
Peut-on présenter la pensée qui accompagne le pony play ?
C’est une pratique multiséculaire. On retrouve des représentations de personnes qui s’habillaient en cheval sur des vases grecs. Cocteau en a parlé et cette pratique est maintenant apparentée à une pratique fétichiste. Généralement les pony players se retrouvent dans un cadre parallèle à des conventions fétichistes ou sur des sites fétichistes. Il y a autant de manière de faire du pony play qu’il y a de pony players. Certains le font pour retrouver complètement l’âme du cheval, certains le font pour être dans une dynamique de relations domination/soumission, certains ont une vision mystique de cette pratique. Il est difficile de résumer le pony play tellement les manières de l’aborder sont différentes.
Le personnage de Karen serait plus dans une approche mystique. Derrière les vêtements qui renvoient au fétichisme, on ressent une quête de transcendance.
Bien sûr. C’est aussi une quête artistique, voire poétique de dépassement des limites de l’humain, dépassement des limites du corps avec presque la quête d’une transe. Dans d’autres pratiques BDSM, notamment le bondage et le fait d’être attaché, il y a cette idée de se priver d’une partie de ses sens pour rentrer en soi, avec quelque chose de l’ordre d’une méditation très profonde.
Quelle a été la démarche pour rendre ce monde intérieur en tant que cinéaste ?
Ce qui est sûr, c’est que je voulais mettre en avant le fait que le pony play était une pratique mystique qui permettait de fusionner avec la nature. Donc il m’a fallu trouver des moyens formels pour faire ressentir cela. C’était dans la manière dont j’ai cadré, dont j’ai pris le son, il y a un gros travail sur le mix. Et après ma décision d’utiliser de la musique baroque, de réinterpréter de la musique du XVIIe siècle anglais, avec l’idée d’avoir un nouveau regard sur cette pratique. Lui donner une forme de mystère, de grâce, de pureté. J’ai vraiment essayé de me démarquer d’un reportage sur une pratique fétichiste pour arriver à une pièce qui parle d’amour, de fusion, de douleur aussi, qui questionne toutes ces notions.
Le son tient une part importante et les discours, en revanche, sont plus réduits à l’essentiel.
Ce qui est drôle c’est que Karen Chessman est plutôt bavarde et effectivement je n’en ai gardé que très peu. Le film laisse une part très importante au physique, au sensoriel, au sensible, voire encore une fois à la transe. Le fait de garder très peu de paroles au montage leur donne un poids très important, c’est à dire que les monologues de Karen jalonnent le film et emmènent le spectateur toujours plus profond dans son âme.
Le film se passe le temps d’un apprentissage en Floride. Qu’en est-il de l’avant et de l’après cet espace-temps ? Est-ce que cela n’a été qu’une étape parmi d’autres dans le parcours de Karen pour fusionner avec le cheval ou est-ce que cela a été quelque chose de décisif ?
Il faut savoir que Karen avait déjà rencontré Foxy, son dresseur, il y a plusieurs années. Il lui avait fait cette tenue pour elle mais en l’occurrence elle n’avait jamais vraiment eu de processus d’apprentissage ou de dressage. Elle l’utilisait plus en vue de démonstrations. Cette session de formation a été extrêmement importante pour elle. L’histoire a continué. J’ai continué à la filmer et j’ai envie d’en faire un long métrage documentaire. Elle a carrément concouru pour les championnats du monde de pony players et après on a traversé tous les États-Unis en quête d’un chamane qui pourrait lui faire rencontrer véritablement l’âme du cheval qui est en lui.
Peut-on revenir sur cet entraîneur hallucinant…
Oui, Foxy est taxidermiste de profession. Il vit de chasse, notamment de chasse à l’alligator. Il est aussi spécialiste de très nombreuses pratiques fétichistes et BDSM. Il donne des cours à travers tous les États Unis. Il a commencé le pony play avec son ex femme qui était Amérindienne. Puis il est devenu un spécialiste très reconnu. Il a déjà gagné les championnats du monde deux fois.
Il a plutôt le look du gars un peu redneck dans son ranch.
Il est l’Américain profond typique, qui adhère à la NRA, vote Républicain et en même temps il ne cache absolument rien de ses pratiques à tous ses amis chasseurs. c’est un personnage extrêmement intéressant pour ça.
Le rapport au décor, au paysage est très important. Comment s’est fait l’apprentissage de cette nature sauvage, de ces forêts, ces marécages et comment les filmer ?
Le travail de la caméra a été un vrai questionnement. J’ai filmé avec plusieurs caméras différentes. J’ai mis beaucoup de temps à choisir, j’ai utilisé beaucoup de filtres. J’avais envie de rendre le plus puissamment possible la nature de Floride, cet espèce de bayou, et de donner à la nature un rôle à part entière dans ce documentaire. J’ai aussi fait beaucoup de prises de son seules de cette nature si particulière.
Le film a pris combien de temps à faire avec toutes les étapes ?
C’est une bonne question ! J’ai commencé à filmer il y a quatre ans, donc si on compte tout, c’est quatre ans, mais il se trouve qu’au moment du montage j’ai décidé de ne garder les rushes que de cet apprentissage. Parce que sur un parcours de vie extrêmement long, j’avais envie – comme je savais aussi que je n’avais qu’une heure parce que c’est un format télé – de cette immersion complète dans cet apprentissage. C’est pour ça que le road trip s’est transformé en huis clos, même si ce n’est pas complètement un huis clos. De plus, j’ai vu très peu de documentaires traiter de la relation très particulière qui se passe entre un dominant et un soumis. L’essentiel du processus d’écriture et de finition du film s’est déroulé durant les six derniers mois.
Donc le film a été totalement défini dans la salle de montage.
Complètement. Et il fallait aussi créer une dramaturgie à l’intérieur de ce huis clos, d’où l’idée de jalonner ce film de ces monologues qui nous amènent de plus en plus loin dans la psyché de Karen. Elle commence à parler de son apparence – est-ce que je suis trans ? En fait j’en ai rien à foutre – et on finit sur la question de la folie. C’est comme ça qu’on a décidé de construire le film en allant de plus en plus profond dans son âme.
Produire et défendre un film de ce type, est-ce que là aussi ça a été un parcours du combattant pour finaliser un film sur un sujet pareil ?
Effectivement j’ai travaillé pendant très longtemps sans production, ça a été difficile de trouver un producteur qui tienne sur ce film. Étonnamment, quand j’ai fini avec Kidam on a réussi à vendre le film assez vite à France Télévisions, ça c’était une surprise. Mais c’est vrai que je venais de finir un film avec France 4 qui s’appelait Le baptême du feu qui avait très bien marché. Il y a eu une sorte d’élan et c’est vrai que France 4 a eu cette particularité – malheureusement c’est en train de se terminer – mais de véritablement prendre des risques sur des sujets que l’on ne voit pas sur d’autres chaînes.
Et l’équilibre que l’on peut trouver entre un sujet qui est totalement sensationnel et la quête philosophique du personnage, là aussi comment arrive-t-on à jongler avec ça ?
C’était une gageure de ne pas tomber dans le sensationnalisme et de ne pas virer au ridicule. C’est une pratique qui est tellement loin de ce que les gens peuvent imaginer, que réussir à les faire pénétrer dans cet univers était un vrai défi. D’ailleurs on voit que la plupart des documentaires qui ont été faits autour des pratiques fétichistes présentent souvent des psychologues ou des psychiatres. Certains ont une manière de montrer un peu ridiculisante. Il y a souvent une assimilation généralisée à la sexualité. On met dans un grand sac sexualité, fétichisme, échangisme…
Sélection officielle Etrange Festival 2016
Sélection officielle Fifigrot 2016
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